#98 - 22 septembre 2000
Documentation - Toutes viandes

Controverses sur la Villette

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La lecture du rapport moral présenté à l’assemblée générale du Syndicat de la Boucherie en Gros, qui se tint le 1er mars 1961, nous éclaire sur plusieurs points. On apprend, en effet, qu’au cours de l’année 1960 les pouvoirs publics avaient informé les dirigeants du syndicat qu’ils souhaitaient voir créer aux abattoirs de La Villette une chaîne d’abattage qui pourrait fonctionner avant la reconstruction et une salle de désossage dans l’ancien « pendoir à porcs ».

Selon le Secrétaire général du syndicat, ce dernier projet avait reçu, non seulement l’encouragement de M. Fontanet (1), Secrétaire d’Etat au Commerce intérieur, mais la promesse d’une subvention.

Un certain nombre de rencontres eurent lieu entre les représentants du secrétariat d’Etat au Commerce intérieur, la Société d’Economie mixte de Paris-La Villette et le Syndicat de la Boucherie en gros afin d’étudier l‘aménagement d’un atelier de découpe et de désossage pouvant traiter 25 tonnes de viandes par jour, et d’un frigo d’une capacité de stockage de 300 tonnes (2).

La Ville de Paris avait donné son accord de principe et des discussions serrées se poursuivaient avec M. Weill, Directeur du Cabinet de M. Fontanet. C’était la Société Corporative de la Boucherie (S.O.B.O.V.I.L.) (3), alors en voie de formation, qui devait être chargée de l’exploitation de l’atelier de découpe et de désossage, les installations frigorifiques étant confiées parallèlement à M. Deillion, alors concessionnaire du frigorifique de La Villette.

Le coût de l’opération était évalué à 150 millions d’anciens francs. Les problèmes que posait l’amortissement étaient difficiles à résoudre du fait que ces installations ne pourraient subsister dans le nouveau marché d’intérêt national. C’était donc pratiquement en cinq ans que l’installation devrait être amortie.

Le 14 avril, une réunion se tenait au secrétaire d’Etat, dans le bureau de M. Weill, en présence de MM. Ribéra et Rondepierre, respectivement Président et Directeur général de la S.E.M.V.I. Cette rencontre révélait une grande importance, car M. Ribéra devait indiquer les conditions dans lesquelles la S.E.M.V.I. pouvait faciliter le financement de l’opération en faisant l’avance des fonds nécessaires.

Les discussions continuèrent pendant deux mois. L’administration acceptait finalement que le financement soit assuré par une augmentation de 70 % de la taxe de cheville et le versement de 23 millions par le concessionnaire du frigorifique, auxquels s’ajouterait un franc ancien par kilo de viande désossée dans le futur établissement. La différence avec le coût total des travaux devrait être versée solidairement par la S.O.B.O.V.I.L. et le concessionnaire du froid.

Le 22 juin 1961, le syndicat de la boucherie en gros faisait savoir par lettre, qu’il acceptait les conditions proposées à la condition d’avoir l’assurance de pouvoir poursuivre pendant de longues années, dans des installations équivalentes dans le nouveau marché unique, l’exploitation et la gestion de cet établissement.

Après une réunion spécialement consacrée à ce problème, les dirigeants du syndicat de la Boucherie en Gros décidèrent d’accepter cette proposition, à la condition, toutefois, d’obtenir l’assurance de pouvoir poursuivre pendant longtemps l’exploitation et la gestion de cet atelier de découpe et de désossage (4).

Si les représentants de la boucherie en gros posaient cette condition, c’était pour une raison très simple : même en faisant preuve du plus grand optimiste, on pouvait estimer qu’il faudrait au bas mot deux ou trois ans pour parvenir à rassembler suffisamment de fournisseurs et de clients pour rentabiliser l’affaire. Les dirigeants du syndicat ne se berçaient pas d’illusions, ils savaient que le compte d’exploitation serait déficitaire pendant les premières années d’exercice.

En attendant que le ministre fasse connaître sa réponse, M. Ribéra, Président de la S.E.M.V.I., déposait un projet de délibération sur le bureau du Conseil municipal qui l’acceptait le 3 juillet 1961. Aux termes de cette délibération, la Ville de Paris était autorisée à entreprendre les travaux, le montant de ceux-ci étant évalué à 1.600.000 NF.

Ainsi donc, le Conseil municipal était d’accord et la S.E.M.V.I., chargée d’élaborer les projets techniques, était également acquise à cette idée. Pourtant, le projet tourna court lors de l’ultime réunion tenue le 20 juillet 1961 dans le Cabinet de M. Weill.

Malgré une tentative de la Ville de Paris, en septembre, pour relancer cette affaire, le projet échouait définitivement :

« Ce projet a échoué, expliqua le Directeur du Syndicat de la Boucherie en gros, pour une raison qui n’était d’ailleurs pas l’objet de l’enjeu. En effet, ce qui était contesté, ce n’était pas l’utilité de l’atelier de découpe, c’était le principe d’engager l’avenir et de faire confiance à une société de bouchers en gros pour gérer, dans les futures installations du marché national de la viande, un service quelconque. C’est ce qui nous a alertés et alarmés, ajoutait-il, et c’est pourquoi d’ailleurs le conseil d’administration a décidé d’exiger des garanties, sachant quelles arrière-pensées avaient cours chez certains responsables du secrétariat d’Etat aux Affaires économiques (5).

Le directeur du Cabinet de M. Fontanet était loin de partager le point de vue des professionnels. Dans son esprit, ce n’était pas seulement les bâtiments de l’abattoir qu’il fallait changer mais aussi ses usagers.

Inutile de dire que ce ne fut pas sans satisfaction que les responsables du syndicat de la boucherie en gros virent M. Weill et son équipe quitter le secrétaire d’Etat aux Affaires économiques en août 1961. Ils étaient en effet persuadés que la personnalité qui lui succéderait serait plus compréhensive (6). Hélas ! ils allaient très vite regretter le départ de l’équipe de M. Fontanet.

Ils avaient alors en face d’eux des hommes auxquels ils ne pouvaient dénier l’intelligence ni surtout la franchise. Avec l’arrivée au Secrétaire d’Etat au Commerce intérieur de M. François Missoffe (7), dont le nom resterait attaché au fameux slogan « Suivez le bœuf » (8), les professionnels allaient tomber de Charybde en Scylla.

Il suffit de se rapporter aux archives du syndicat de la boucherie en gros et au rapport de la commission d’enquête parlementaire du Sénat (9) pour se remémorer les méthodes dont usa ce ministre pour faire du problème de la viande son cheval de bataille.

C’est avec un article explosif, publié le 10 novembre 1961 dans le journal France-Soir, que M. Missoffe déclencha les hostilités contre la boucherie. Huit jours plus tard, il récidivait dans Paris-Presse l’Intransigeant, puis il s’emparait du micro, se demandant s’il pourrait trouver 400 bouchers honnêtes parmi les 3 000 détaillants de Paris.

« On aurait pu penser, écrivait alors le Directeur du Syndicat de la Boucherie en Gros de Paris (10), que les propos de M. Missoffe avaient un peu forcé sa pensée et que pour plaire à quelques ménagères qui l’interviewaient, il ait voulu se transformer en preux chevalier luttant contre le méchant boucher. Mais au cours des jours suivants, M. Missoffe s’est dépensé sans compter pour faire savoir à la face du monde qu’il s’agissait d’un règlement de compte et que ce serait lui ou la boucherie qui succomberait dans l’opération […].

« On nous dit, ajoutait-il, qu’on fera des fiches d’identification par animaux qu’on pèsera vifs, et qu’on suivra jusqu’à la vente au détail. On comprend mal comment ces formalités supplémentaires pourront faire baisser de vingt sous le bifteck. On nous dit aussi que les stocks de la SIBEV devraient être jetés sur le marché, là encore on veut bien croire que cela contribuerait à faire baisser effectivement les cours, mais on se demande si cela arrangerait les affaires de la production, la SIBEV devant alors redoubler d’activité pour redresser les cours qu’elle contribuerait elle-même à faire dégringoler.

« Le Sapeur Camembert raisonnait déjà de la même façon en creusant un deuxième trou pour y mettre la terre tirée d’un premier trou !

La manière dont M. Missoffe traita les gens de la viande et leurs dirigeants syndicaux n’allait pas faciliter les conversations entre les pouvoirs publics et les organisations professionnelles. Lorsqu’il parlait des bouchers, il disait « ces Messieurs de la boucherie », le marché de La Villette, c’était « le folklore », « l’abcès à crever », un endroit où il n’y avait « aucun contrôle », « pas de bascule », « pas de trace de paiement » (11). Le marché de la viande, affirmait-il, était entre les mains de trois personnages, MM. Drugbert, Léonard et Lemaire Audoire (12), auxquels il ne serrerait pas la main et qu’il refuserait de recevoir.

Dans un tel climat, la situation ne pouvait que se détériorer : le Conseil d’administration du Syndicat de la Boucherie en Gros avisait le Préfet de Police que, compte tenu des critiques formulées par le Secrétaire d’Etat contre les commissions des cours du marché de La Villette, les chevillards refuseraient dorénavant d’y participer (13).

Ces quelques lignes, extraites du rapport moral présenté en 1963 par le Secrétaire Général du Syndicat de la Boucherie en gros, reflètent bien le climat qui régnait alors dans le monde de la viande :

« Le temps passe et les événements s’oublient vite. Il n’est pas mauvais de rappeler qu’il n’y a guère plus d’un an, nous étions littéralement sur un volcan. Par les bons soins de M. Missoffe, la situation, dangereuse pour les grossistes, était devenue intenable pour la boucherie de détail à la fin de 1961 […] »

M. Missoffe ayant décidé de faire appliquer une baisse de 70 francs au kilo sur le bifteck dans un délai de huit jours, les détaillants lançaient un appel à la grève des achats, le ministre déclarait alors : « Je sais où je vais, je ne vous le dirai pas car si on connaissait l’ombre du quart de mon plan on me le foutrait en l’air. Je travaille au coup par coup. » (14)

Les dirigeants de la Confédération et du Syndicat de la Boucherie de détail engageaient aussitôt leurs mandants à faire une tentative de baisse sur le bœuf en augmentant si cela était nécessaire les prix du veau et du mouton. M. Missoffe réagissait immédiatement en demandant aux ménagères de faire la grève des achats…

On connaît la suite. Les relevés établis par l’Institut National de la Statistique n’ayant pas permis d’enregistrer la baisse demandée sur le bifteck, le Secrétaire d’Etat signait un arrêté de taxation au stade de détail.

Publié le vendredi 17 novembre 1961, cet arrêté entraînait une rapide détérioration de la situation : le mardi 21, les détaillants menaçaient de faire la grève des achats ; dès le lendemain, à la suite d’un certain nombre d’incidents à La Villette et de l’intervention du leader de l’U.D.C.A., Pierre Poujade, celle-ci devenait effective.

Le vendredi, 24 novembre, les achats reprenaient tant aux Halles Centrales qu’à La Villette, un accord étant intervenu avec le Secrétaire d’Etat sur l’application d’un barème mobile mis au point par le syndicat des détaillants, mais la paix allait être de courte durée. Le 16 décembre, M. Missoffe faisait en effet paraître un nouvel arrêté de taxation.

Il apparut très vite qu’il existait de profondes divergences de vue entre le président de la Confédération Nationale et le président du Syndicat de la Boucherie de Paris. M. Drugbert déclarait, au cours d’une assemblée à la Mutualité, qu’il fallait cesser la grève, alors que le Syndicat de la Boucherie de Paris décidait de poursuivre la grève. La situation allait rapidement s’envenimer. Il y eut quelques bagarres et des pneus crevés, des boucheries furent plastiquées, plusieurs meneurs, partisans de la grève à outrance, furent arrêtés…

Finalement, dans la nuit du mercredi au jeudi, les délégués de quartiers du Syndicat de la Boucherie de Paris décidaient par 70 voix contre 12 la reprise des achats.

A peine ces incidents étaient-ils relégués au second plan de l’actualité que les attaques contre la reconstruction des abattoirs et contre les professionnels de La Villette reprenaient de plus belle dans la presse et à la radio (15).

Et, comme si tout cela ne suffisait pas, Brigitte Bardot, s’élevait, le vendredi 5 janvier 1962, dans la célèbre émission « 5 Colonnes à la Une » contre les méthodes barbares utilisées pour la mise à mort des animaux. S’appuyant sur le témoignage d’un jeune homme, au demeurant sympathique, Secrétaire du « Club des Jeunes amis des animaux », qui s’était, paraît-il fait embaucher comme apprenti dans un échaudoir à veaux, notre star nationale déclarait que ce scandale devait cesser et demandait à tous les téléspectateurs de se joindre à l’action entreprise pour rendre obligatoire l’usage des pistolets à tige percutante (16).

Toujours à la même époque, un technicien du lait, le professeur Keilling, était investi des plus grands pouvoirs par M. Missoffe et devait, par quelques textes bien médités, selon l’expression du Secrétaire général du syndicat de la boucherie en gros, révolutionner les professions de la viande (17).

Les journaux annonçaient régulièrement que des mesures exceptionnelles allaient être prises. On allait réformer les cotations, les marchés et les abattoirs, et établir un système de fiches, etc.

C’est seulement le 25 mai 1961 que fut publié un arrêté réglementant le système de cotation des cours. Les boeuftiers devaient dorénavant fournir chaque soir le tonnage abattu et le prix de vente correspondant. L’obligation d’établir des fiches resta à l’état de projet tant son application posait des problèmes d’ordre pratique (18).

Quelques mois plus tard, le 30 novembre 1961, le président de la S.E.M.V.I. allait évoquer devant son conseil d’administration les controverses sur le problème de la viande auxquelles la société d’économie mixte s’était trouvée indirectement mêlée. M. Ribéra rappelait notamment qu’au cours d’une réunion tenue le 20 novembre, à laquelle assistaient MM. Pisani (19), Ministre de l’Agriculture, Missoffe, Secrétaire d’Etat au Commerce intérieur, Benedetti, Préfet de la Seine, Bou Commissaire à l’Aménagement du M.I.N. de la Région Parisienne, et le professeur Keilling, il avait souligné que l’implantation des abattoirs de La Villette ne saurait être remise en question et que la construction de logements que certains envisageaient serait particulièrement contre-indiquée en zone industrielle.

Il faisait valoir que plus de deux milliards d’anciens francs avaient déjà été dépensés et qu’il conviendrait, au contraire, d’accélérer la réalisation de l’opération en cours. Les représentants de la S.E.M.V.I. avaient alors demandé à être entendus par le professeur Keilling et M. Guldner, Directeur du Commerce intérieur, l’un et l’autre chargés d’un rapport sur la question (20).

On le voit, l’avenir de La Villette était plus qu’incertain. M. Missoffe multipliait en effet ses déclarations à la presse et à la radio pour manifester une nouvelle fois sa volonté de faire échec à la reconstruction de La Villette, ce qui faisait dire au Directeur du syndicat de la boucherie en gros :

« Caton est passé à la postérité par son obstination à détruire Carthage. Nous ne savons pas si M. Missoffe passera à la postérité pour avoir voulu détruire La Villette, mais il est en bonne voie et c’est une manière comme une autre de se faire connaître.

« M. Missoffe ajoutait-il, a précisé sa position à l’envoyé du Courrier du Commerce, au début de ce mois. Il veut l’éclatement de La Villette (21). Seul resterait à Paris un marché unique des viandes foraines et il serait créé 4 ou 5 abattoirs et usines de transformation de 25 à 30 000 tonnes dans un rayon de 60 à 250 kilomètres de Paris […] »

Comme l’explique M. Arfeuillère dans son excellent ouvrage sur l’organisation des marchés de la viande tout le monde était d’accord pour ne pas laisser en l’état des installations vétustes datant du second Empire, mais le désaccord le plus complet apparaissait quand il s’agissait de définir la nature de la solution de remplacement à adopter :

« Deux thèses étaient en présence : la première préconisait la constitution à La Villette d’un marché unique des viandes pour l’agglomération parisienne, comportant un abattoir « géant », doté des divers perfectionnements techniques ; la seconde optait au contraire pour une décentralisation de l’abattage à proximité des lieux de production :

« Ainsi pour les uns, écrit-il, l’existence d’un marché vif à La Villette serait la condition d’un approvisionnement régulier en viandes de la région parisienne et permettrait l’établissement de prix significatifs grâce à la concentration de l’offre et de la demande qu’il impliquerait. En outre, un abattoir de cette importance ferait de La Villette un marché à vocation internationale et un centre de réexpédition vers l’étranger, de premier ordre.

« Quant à ceux qui s’opposaient à cette reconstruction, leur argumentation reposait sur deux points principaux :

- 1° construire une unité de cette taille serait antiéconomique en raison des inconvénients du gigantisme et de la concentration de l’abattage poussée à l’extrême. Il s’agissait là d’un pari d’autant plus audacieux que les expériences étrangères, américaines et danoises en particulier, ont montré que la rentabilité optimale d’un abattoir se situait aux alentours de 30 000 tonnes ;

- 2° reconstruire La Villette aboutirait à cristalliser les structures actuelles peu efficaces de la distribution et à renforcer la position d’intermédiaires dont l’action spéculative s’exerce au détriment du marché »


« En réalité, souligne M. Arfeuillère, il s’agissait là beaucoup plus que d’une simple querelle, d’une véritable confrontation de deux conceptions diamétralement opposées, de deux familles d’esprit différent : l’une respectueuse des cadres traditionnels du marché de la viande et partisans de réformes parcellaires ; l’autre souhaitant bouleverser les structures profondes du marché, jugées intrinsèquement inadaptées aux conditions modernes.

Tandis que le Gouvernement développait avec un succès relatif une politique régionale de l’abattoir, l’opération de La Villette, qui n’était pas incluse dans le plan des abattoirs se poursuivait non sans susciter de vives critiques tant au plan parlementaire qu’au plan professionnel et même gouvernemental.

M. Pisani restait cependant favorable au projet de reconstruction. Répondant à une question orale posée par M. Fourmond, au cours de la séance du 11 mai 1962 de l’Assemblée Nationale, il déclarait :

« A la vérité, notre politique consiste à favoriser le développement des abattoirs en zone de production, mais non au point que ces abattoirs représentent la totalité de nos capacités d’abattage. L’installation d’abattoirs en zone de production ne laisse d’ailleurs pas de poser des problèmes. En effet, la production ne s’étale pas sur toute l’année de façon équivalente (22).

« …Mais je voudrais aborder le problème qui, sans doute, préoccupe surtout l’honorable parlementaire et qui est celui de La Villette.

« Ce problème est résolu au sein du Gouvernement. Après un certain nombre d’études et –pourquoi ne pas le dire ? – de débats, la décision a été prise : premièrement, de poursuivre les travaux entrepris ; deuxièmement, de plafonner la faculté d’abattage de La Villette approximativement à son niveau actuel qui représente un peu plus de 20 % de la consommation parisienne de viande et qui tendra à représenter un pourcentage de plus en plus faible à mesure que cette consommation augmentera ; troisièmement d’associer, sous une forme encore à définir, les professionnels et, en particulier, les producteurs à la gestion de cet ensemble, afin que les producteurs n’aient pas l’impression que le marché le plus important de France se déroule en dehors de tout contrôle et de tout contact avec eux.

« Pourquoi cette décision a-t-elle été prise ? D’abord – pourquoi ne pas le dire ? parce que les travaux étaient commencés et en grande partie engagés. Les travaux étaient engagés ; c’est le premier argument.

« Deuxième argument : il n’est pas anormal, pour des raisons de sécurité, qu’une partie – 20 % de la consommation d’une agglomération telle que l’agglomération parisienne – soit fondée sur un approvisionnement en vif, le reste étant fondé sur un approvisionnement en mort, que ce soit en carcasses ou, dans l’avenir, en caissettes. La répartition même de l’approvisionnement sur plusieurs sources pourrait être un élément de sécurité et d’équilibre.

« Troisième argument : les différentes régions de France atteignant leur maximum de production à des moments différents de l’année, le fait d’avoir quelques marchés urbains permet précisément de remédier à ce déséquilibre.

Et M. Pisani concluait ces mots :

« Personnellement, j’estime que les inconvénients – que l’on a soulignés à l’envi – de la solution qui a été enfin adoptée sont moindres que les avantages. »

Cette approche du problème de la reconstruction de La Villette était évidemment aux antipodes de celle de M. Missoffe. Celui-ci répliquait en effet :

« L’existence des abattoirs de La Villette va à l’encontre de la régionalisation des interventions de la S.I.B.E.V. (23). C’est absolument flagrant. Tant que ce marché existera, il n’est pas question que des interventions de la S.I.B.E.V. soient organisées de façon régionale. »

S’en prenant au programme des abattoirs, il déclarait :

« Je vois mal – ou plutôt je vois trop bien – comment on peut à la fois admettre un plan d’ensemble dont on ratifie les idées de base et comment on peut dès le départ apporter une exception de première importance. »

Ainsi, comme le nota quelques années plus tard, l’un des rapporteurs de la commission d’enquête du Sénat, pour le Secrétaire d’Etat, la présence de La Villette contrariait la politique de réforme des circuits de la viande qu’il entreprenait en sa qualité de responsable des circuits commerciaux.

Les controverses sur la reconstruction des abattoirs allaient connaître un nouveau rebondissement quelques mois plus tard. En effet, le 22 juin 1962, au cours d’une séance de l’Assemblée nationale, M. Missoffe eut, une fois de plus, l’occasion d’exprimer son point de vue sur la reconstruction de La Villette (24). Répondant à une question orale sur le marché de la viande que venait de lui poser M. Paquet (25), il déclarait :
« Chacun connaît la position que j’ai prise et ma pensée en la matière ne peut faire aucun doute… Le IVe Plan prévoit que les abattoirs seront installés sur les lieux de production. Je vois mal où sont les vaches à Paris. Sur le plan général, il serait ridicule de parler d’une décentralisation, qui consisterait à accorder des facilités aux industriels pour installer l’électronique (!) au milieu des vaches et, parallèlement, à faire venir des vaches à Paris. Cela me semble une absurdité […]

« Je me suis laissé dire qu’abattoirs et marchés aux bestiaux dans l’agglomération parisienne ne fournissaient pas vraiment aux producteurs la possibilité idéale de participer au circuit de la viande. L’expérience de La Villette le prouve […]

« Par ailleurs, ajoutait-il, on me dit que ce quartier de La Villette est effroyable. Il n’empêche que des gens y habitent. On me dit qu’il est un des derniers à être rénovés. Ce n’est pas une raison pour aggraver la situation de ceux qui y habitent en ce moment.

« On m’a encore dit d’autres choses. J’avais demandé qu’on me donne une analyse du terrain, les sociétés qui construisent sur ce terrain ayant éprouvé le besoin de battre des pieux (26). Je n’ai jamais pu obtenir cette analyse. Je savais bien que le terrain était pourri. En effet, à La Villette, les égouts n’existent que depuis très peu de temps si bien que, depuis des dizaines et des dizaines d’années, les déchets s’entassent et qu’on construit sur six mètres de fumier à peu près.

« On veut y faire un hôtel à vaches sur cinq étages, qui sera d’ailleurs unique en Europe. Personne n’en fait plus car on en est à la doctrine de la stabulation des vaches à un niveau unique. Mais là, on construit cinq étages pour les vaches ; il ne manque plus que la télévision, pour que ce bâtiment ne finisse par coûter au mètre carré le même prix qu’un H.L.M. Cela, me dit-on, n’est pas choquant. Personnellement, je trouve cela écoeurant et c’est pourquoi j’ai signalé ce fait […] » (27)

Si le gouvernement était partagé sur la question de la reconstruction de La Villette, les organisations professionnelles ne l’étaient pas moins. La F.N.S.E.A. ainsi que la Fédération Nationale de la Coopération Bétail et Viande se prononçaient sur les lieux de production.

A l’inverse, la Confédération Nationale de l’Elevage optait pour la reconstruction de l’abattoir de La Villette dans le cadre d’un marché d’intérêt national, justifiant le bien fondé de son choix dans une note (28) qui concluait ainsi :

« Les organisations responsables de l’élevage estiment en conséquence que la décision de ne pas construire l’abattoir prévu à La Villette serait une grave erreur.

« Elles regardent l’ensemble envisagé à Paris comme un tout dans lequel l’abattoir en préparation, qui promet d’être une très belle réalisation enfin digne d’une capitale moderne, jouera son rôle en assurant la libre concurrence des circuits vifs et morts au bénéfice commun de la production et de la consommation. »

Ainsi, dès le lancement ou dès les premières années de la réalisation de l’opération de La Villette, une dualité de doctrines pesa sur l’ensemble du problème de l’abattage. Tandis que le Gouvernement faisait sien le plan de reconstruction de La Villette, une politique de rénovation des abattoirs se dessinait en province et dans le périmètre de la région parisienne (29), ce qui allait être fatal quelques années plus tard au nouveau complexe.

Le 27 novembre 1962, M. Missoffe quittait le secrétaire d’Etat au Commerce intérieur pour devenir, une dizaine de jours plus tard, ministre des Rapatriés.

La veille même de son départ, un décret était publié. Signé par MM. G. Pompidou, Premier ministre, V. Giscard d’Estaing, ministre des Finances et des Affaires économiques, J. Foyer, garde des Sceaux, ministre de la Justice, R. Frey, ministre de l’Intérieur, E. Pisani, ministre de l’Agriculture, et F. Missoffe, Secrétaire d’Etat au Commerce intérieur, ce décret portait réglementation des marchés d’animaux vivants présentés en vue de l’abattage ainsi que de la commercialisation des viandes dans les abattoirs et dans certains marchés (30).

Ce décret fut abondamment commenté dans La Boucherie en Gros de Paris, du 1er décembre 1962 (31). Dans un article intitulé « Un décret qu’on attendait plus ! Est-ce le testament de M. Missoffe ? » Le Directeur du Syndicat écrivait notamment :

« La brillante réélection de M. Missoffe n’a pas désarmé son courroux contre la boucherie. Pourtant M. Missoffe aurait dû être reconnaissant aux bouchers qui sont venus le chahuter au cours de ses réunions électorales, car ils lui ont fait la meilleure publicité, en le transformant en martyr de la boucherie.

« Quoi qu’il en soit, M. Missoffe, en cette fin de mandat, a décidé de faire un cadeau aux professionnels. Le cadeau sera aussi pour son successeur (32) qui devra, s’il est raisonnable, se donner beaucoup de peine pour en permettre l’application sans entraver complètement la commercialisation des animaux et des viandes dans les grands marchés […]

« Nous serions curieux de savoir, comment, dans les limites très strictes du Marché de la Villette, il est possible à des vendeurs d’établir et de manipuler pour 6 500 bovins 26 000 fiches dans une matinée tout en faisant les factures et en triant les cartes sanitaires par animaux. On se demande le temps qui restera aux acheteurs et vendeurs pour faire leur métier. »

Cette année 1962, au cours de laquelle partisans et adversaires de la reconstruction des abattoirs de La Villette n’avaient cessé de s’affronter, allait s’achever.

Un Comité interministériel s’était tenu le 5 février 1962 pour prendre une décision définitive sur la suite à donner au projet de reconstruction de La Villette. La presse avait annoncé qu’un délai d’un mois était à nouveau fixé pour annoncer l’ultime décision.

Au mois de mars, M. Bruel, Secrétaire général de la Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitations Agricoles, avait déclaré qu’il ne fallait pas reconstruire La Villette si l’on voulait que les abattoirs de province puissent prospérer. Cela avait au moins, selon le Président Fournel, le mérite d’être franc et clair et cela signifiait que la meilleure manière de faire marcher des abattoirs de province, c’est non pas de les amener à dépasser leur concurrente plus redoutable, mais tout simplement de supprimer ce concurrent. Marcel Bruel avait en effet un plan que Pierre Belleville, journaliste spécialisé dans les questions économiques et sociales, expose dans son ouvrage intitulé « Vérités sur la viande ». (33)

Le 9 avril, un nouveau Comité interministériel s’était réuni pour décider si oui ou non il fallait reconstruire La Villette. C’est encore une fois au Secrétaire d’Etat au Commerce intérieur qu’on doit cette remise sur le tapis du principe de la reconstruction, déclarait le président du Syndicat de la Boucherie en gros.

On avait assisté pendant les jours suivants à un échange de communiqués qui montrait que la détermination de M. Missoffe n’avait pas fléchi. Le Secrétaire d’Etat était en effet, plus que jamais, partisan de la suppression des abattoirs de La Villette.

Le mardi 10 avril, la radio et les journaux annonçaient que le principe de la reconstruction était adopté, au prix, il est vrai, de certaines modifications, tant sur le tonnage (34) que sur une plus grande participation des producteurs à la gestion du futur établissement, mais, dès le lendemain, M. Missoffe démentait et faisait savoir que le dernier mot n’était pas dit, que d’ailleurs il avait rencontré M. Giscard d’Estaing et que rien n’était décidé.

Le 20 juin 1962, M. Pisani confirmait au président de la S.E.M.V.I. que le principe de la reconstruction de l’abattoir ne saurait être remis en question.

Effectivement, quelques mois plus tard, certains signes de changement étaient perceptibles : après les premiers travaux de préparation et de libération des sols, on voyait s’élever le bâtiment des cuirs de l’autre côté du boulevard Macdonald.

Au mois d’octobre, les travaux de construction des nouveaux bâtiments de stabulation se poursuivaient activement. Plus de 900 pieux en béton avaient été enfoncés dans le sol et comme le faisait remarquer le Directeur du syndicat, il n’était pas besoin d’être technicien pour se rendre compte que le bâtiment de stabulation serait d’une robustesse à toute épreuve (35).

En décembre, le bâtiment des cuirs était à peu près terminé et il restait seulement des travaux de finition à exécuter. Le passage, sous le boulevard Macdonald était en chantier et la Société de Paris-La Villette escomptait qu’il serait mis en service au cours du deuxième semestre 1963.

Chacun pouvait voir l’importance du chantier des bâtiments de stabulation et l’activité qui y régnait.

En janvier 1963, la première phase de démolition dans l’enceinte même des abattoirs était commencée. Les marteaux pneumatiques des démolisseurs avaient fait disparaître les parcs de triage et allaient maintenant s’attaquer aux bouveries entourant l’aire à fumier située près du canal de l’Ourcq.

Bientôt, les premiers travaux d’implantation des futurs halls d’abattage allaient débuter.

Ainsi, en dépit de toutes les controverses sur La Villette que nous avons évoquées, la reconstruction de l’abattoir semblait en bonne voie.

Seule ombre au tableau, en ce début d’année 1963, le froid exceptionnel qui sévissait à Paris. Le chantier du bâtiment de stabulation était en effet désert depuis le début de janvier, et le souterrain, qui devait relier, sous le boulevard Macdonald, l’abattoir au nouveau bâtiment des cuirs, était également abandonné, ce qui faisait dire au Secrétaire général du syndicat : « En fait, M. Missoffe a apparemment beaucoup moins retardé les travaux que le grand froid qui venait de paralyser le chantier pendant deux mois (36). »

Auteur : MHR-Viandes / Pierre Haddad
Dernière modification : 21/09/00

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